Numériser l’intime :

les possibilités de l’analyse multispectrale

Les différentes techniques d’attribution des œuvres d’art, qu’elles se fassent à l’œil nu ou à l’aide de rayons X ou d’infrarouges, reposent sur un même postulat : qu’un artiste, dans une période donnée (qui correspond à une sélection cohérente d’œuvres), ne déroge pas à un certain nombre d’habitudes (qu’elles se situent dans son geste, dans la composition, dans le choix des matériaux utilisés). L’analyse multispectrale s’appuie sur ce même principe, qu’elle pousse plus loin encore. Sur un corpus d’œuvres rapprochées dans le temps et attribuées sans aucun doute
possible, elle mesure, en utilisant l’ensemble du spectre colorimétrique, un certain nombre de données : les contrastes de lumière et de couleurs, l’épaisseur de la couche picturale, les caractéristiques du trait, celles du dessin sous-jacent, ainsi que des détails, et, enfin, la colorimétrie propre au peintre.

À partir de la quantification de chacune de ces caractéristiques, elle établit des statistiques qui représentent l’ensemble des œuvres choisies. Ces statistiques cartographient ainsi ce qu’on peut appeler le territoire de l’artiste : une œuvre qui se situerait hors de ce territoire, quand bien même elle donnerait toutes les apparences d’être de la main de l’artiste concerné, aurait pourtant fort peu de chance d’être authentique.

On sait qu’un faussaire est capable d’aller chercher des matériaux d’époque (pigments et support), de reproduire l’apparence d’un geste, d’utiliser des teintes ressemblant à celles qu’on observe chez l’artiste, de peindre ou non, comme lui, en épaisseur, de se reposer, ou non, sur un dessin sous-jacent, à l’instar du maître qu’il copie. En s’appuyant sur des éléments objectifs (les pigments par exemple, les outils) et d’autres qui relèvent plutôt de l’apparence (le type de geste, la gamme de couleurs, l’équilibre général de la composition), il peut encore, s’il est particulièrement habile et renseigné sur l’artiste, tromper un spécialiste.

Mais l’analyse multispectrale, justement, quantifie des données auxquelles le faussaire n’a pas accès : ainsi l’épaisseur, au micron près, de la couche picturale ou celle du trait de crayon. On sait, par ailleurs, que la perception des contrastes de couleurs est éminemment subjective : un faussaire reproduira donc sa propre perception des contrastes réalisés par le peintre. Mais cette perception ne correspondra pas aux contrastes effectivement mesurés dans les œuvres originales.
L’analyse multispectrale ne repose donc pas seulement sur le postulat de base qu’un artiste ne déroge pas (ou peu) à un certain nombre d’habitudes, mais aussi sur la possibilité de modéliser l’intimité même de sa pratique. Longueur des touches, fréquence des couleurs, distribution de l’ombre et de la lumière,… tout ce dont l’artiste lui-même n’a probablement qu’une conscience partielle, parce que cela relève de la pratique, de l’instinct, de l’instant, de la fulgurance, aussi, de la perception à l’idée et à la main. L’analyse multispectrale, au fond, retranscrit en données objectives la façon dont une sensibilité, dans ce qu’elle a d’unique, s’incarne dans une œuvre.

Anne Malherbe, Docteur en histoire de l’art, historienne et critique d’art